LE MIRACLE DE LA QUESTION 3

A mes débuts de la pratique du Travail, quand m’était posée la question « Comment réagis-tu, que se passe-t-il ? », ma réponse tenait en une ou deux phrases :

« Comment je réagis ? Eh bien, je me mets en colère et j’agresse l’autre verbalement. Que se passe-t-il alors ? Ben, l’autre se met aussi en colère et on se fritte. »

Quand je passais ensuite à la question 4, ce n’était guère plus éloquent, et je ne voyais pas trop ce qu’il y avait de libérateur là-dedans :

« Qui je serais sans la pensée ? Eh bien, je suppose, je ne serais pas en colère, du coup l’autre non plus, et on ne se fritterait pas. »

Ensuite je faisais les retournements, et je sortais de l’investigation en râlant parce qu’une fois de plus, la morale de l’histoire, c’est que je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Pendant que je me tapais alors dessus, la supposée innocence de l’autre me restait quand même un peu en travers de la gorge. Cet autre qui m’avait menti, qui m’avait trompé, qui m’avait volé, il s’en sortait blanc comme neige, et moi, le blaireau de l’affaire, j’avais tout faux. Je grondais intérieurement contre la mère Katie et son univers de bisounours. Elle avait juste pété les plombs, et moi j’étais vraiment naïf d’avoir espéré quoi que ce soit de ce Travail. De toute façon, je le savais, on me l’avait dit, aucune méthode, aucune voie ne pouvait conduire à la paix. CQFD.

Ce Travail dans lequel je n’arrivais ni à me poser, ni à ralentir, ni à approfondir, nourrissait davantage ma culpabilité qu’il ne libérait ma colère. De toute façon, ce n’était pas ma voie. Je préférais faire du yoga. Je préférais méditer. Je préférais baigner dans le silence au contact de mes « éveillés » préférés. Je préférais surtout rester à l’écart des facilitateurs du Travail qui finissaient toujours par perdre patience et me faire la leçon : que je devais comprendre que la vie était bienveillante, que je devais comprendre que personne ne pouvait me blesser sauf moi-même, que je devais comprendre ceci, que je devais comprendre cela. J’en avais un peu marre du byronkatisme et de ses adeptes. Je pris alors mes distances de la mère fêlée et de ses donneurs de leçons.

Les années passèrent, et quand je retrouvai le chemin du Travail, je fus stupéfait de constater l’expansion qu’il avait connu ; je fus ravi de découvrir que d’avoir fait une fois l’Ecole ne permettait plus de se présenter comme facilitateur diplômé ; je fus conquis par la tournure méditative que le Travail avait pris. Finies les argumentations interminables pour me prouver que j’avais tort, fini d’être renvoyé dans mes buts quand je répondais « oui » à la question 2, fini de devoir répondre du tac au tac sous peine de perdre mon tour.

Le Travail aujourd’hui, c’est un cocon de douceur, une invitation à ralentir, une invitation à me poser, une invitation à m’ancrer dans une situation, à la rendre vivante, à la rendre sensorielle, à la rendre présente. Il ne s’agit plus de discuter, il s’agit de voir. Que j’aie répondu oui ou non à la question d’avant, c’est OK, je suis accueilli comme je suis, là où j’en suis, et je me laisse glisser en toute sécurité dans la question 3 comme je glisse dans un rêve à demi-éveillé, comme je me donne à la méditation. Le temps m’est donné, l’espace m’est donné. Je laisse la question 3 descendre en moi, je la laisse éclairer chacun recoin. C’est tout un univers qui se déploie devant mon regard intérieur. Au plus je laisse cet univers se déployer en moi, au plus je me perçois moi-même comme regard, comme espace. Il y a cet étrange paradoxe : je m’entends décrire l’enfer que la question 3 explore en moi, je ressens avec acuité les échos sensoriels douloureux, et en même temps il y a une joie, une paix dans cette exploration. Je suis à la fois l’acteur totalement pris dans le film et le narrateur confortablement installé dans son fauteuil. Cette descente aux enfers m’amène à contacter l’abîme du désespoir, une infinie solitude, une infinie tristesse. Comme cette énergie s’épuise dans le néant, un murmure silencieux, une vibration subtile annoncent la venue de la question 4. Sans la pensée…le voile ténu cède, tout s’ouvre, une immense liberté s’engouffre alors que l’infinie solitude se révèle en tant qu’espace sans limite, en tant que paix, en tant que joie.

Au coeur de l’enfer, le joyau attend.

Tel un maître infiniment bienveillant, la question 3 y conduit…et puis s’efface.

Didier Havé