Du fiel au miel

Lorsque j’ai fait l’École pour le Travail pour la première fois en 2001, je m’attendais à y réaliser une liberté qui ne me quitterait plus, à être définitivement débarrassé de toute souffrance. J’y ai vécu des expériences profondément marquantes, qui m’ont amené à vérifier par moi-même la véracité des propos de Katie: je suis la source de toute joie, je suis la source de toute souffrance, tout ce que je projette sur les autres ne fait toujours que parler de moi. J’attendais de cette compréhension qu’elle soit libératrice, qu’elle me permette de m’établir dans cette joie sans cause que je recherchais depuis dix ans. Et s’il est vrai qu’au retour de l’école je me sentais bien plus libre, plus vaste et plus léger, je ne savais pas encore que j’allais en toute innocence commettre une erreur lourde de conséquences.

Me voici donc de retour de l’École en 2001, avec cette impression que plus jamais rien ne pourra m’affecter. Pendant quelques temps, je poursuis la pratique du Travail, j’écris des feuilles, je me pose les quatre questions, j’explore les retournements. Je vis sur un petit nuage. Et puis vient un temps où il me semble que je n’ai plus besoin de poser mes pensées sur papier. Sans que je m’en rende compte, ma pratique du Travail commence à se dévoyer. A l’époque, il n’y avait pas encore les moyens qui nous sont offerts aujourd’hui: pas de programme de certification, pas de Skype. Livré à moi-même, je n’ai pas vu la dérive se produire. Après avoir renoncé à poser les pensées sur papier, je renonce progressivement aux quatre questions pour passer directement aux retournements. J’ai l’impression que mon entourage ne me comprend pas? Pas besoin des quatre questions, je sais déjà que c’est à moi de me comprendre, que c’est à moi de comprendre mon entourage. J’ai l’impression que ma femme ne m’aime pas vraiment? Pas besoin des quatre questions, je sais déjà que c’est à moi de m’aimer vraiment, que c’est à moi de l’aimer vraiment.

Dès que je juge mon prochain, je me dis « qui suis-je pour juger? », « je suis le seul problème dans mon monde », « ce que je reproche à l’autre, c’est moi qui le fais. »

Pas besoin des quatre questions, puisque je sais déjà.

C’est ainsi qu’alors que je pense pratiquer le Travail, je transforme la pratique en un enseignement.

Pendant près de quinze ans, je procède de cette manière, retournant vers moi tous les jugements que je porte sur les autres. Et au fur et à mesure que les années passent, je me sens de plus en plus mal, de plus en plus seul, de plus en plus misérable. Je ne crache plus mon venin sur les autres, je me l’injecte à moi-même par le biais des retournements. Je commets la lourde erreur de ne pas offrir le venin aux quatre questions pour qu’elles en fassent du miel. Alors que les retournements explorés à la lumière des quatre questions me permettaient de vivre la liberté réalisée, les retournements sans les quatre questions m’ont enfermé dans le cachot de la culpabilité et de l’auto-accusation. Ce mode de pensée est devenu une seconde nature, et j’ai fini par me voir comme le dangereux responsable de toute la souffrance du monde. C’est ainsi que j’ai commencé à m’isoler par peur de nuire.

En 2015, le sentiment de solitude et d’isolement culmine. Je vis dans une ville où je n’ai pas d’ami, mes parents habitent à 900km, ma fille vit sa vie, la femme qui habitait avec moi part du jour au lendemain. Je me retrouve seul avec ce dangereux moi-même. C’est alors que je m’inscris sur Facebook, pour fuir ce moi-même, pour fuir le sentiment de solitude, en quête d’interaction avec des personnes s’intéressant à la spiritualité. Et là, quelle n’est pas ma surprise: le Travail de Byron Katie, qui n’était connu que d’une poignée de personnes en France en 2001, est maintenant présent sur Facebook. Il y a même une Association du Travail pour la Francophonie, et la page Facebook compte des milliers de membres. Voilà des semaines que je n’ai pas ressenti la moindre joie, le moindre enthousiasme, et la découverte de cette page est comme une bouffée d’oxygène pour moi. Je lis les échanges, les citations, je regarde les vidéos. Je vois comme le Travail a évolué, comme il est devenu davantage méditatif, je découvre une Katie bien plus douce que dans mon souvenir. L’envie de pratiquer le Travail me reprend quand je réalise que depuis quinze ans, ce n’est pas le Travail que je pratique, c’est un enseignement se faisant passer pour le Travail, c’est le mental-qui-sait qui s’est approprié et a détourné les paroles de Katie pour établir en moi une dictature tyrannique.

En 2016, je refais l’École. Je prends conscience du mur que j’ai érigé au nom du Travail pendant les années précédentes. Feuille par feuille, brique par brique, la déconstruction du mur commence. Quand l’École touche à sa fin, une pointe d’appréhension se présente, la crainte de reproduire le même schéma qu’en 2001. Les temps ont changé. Ce qui est miraculeux aujourd’hui avec l’Ecole pour le Travail, c’est qu’elle n’a pas de fin. Je ne suis plus livré à moi-même. Chaque soir, grâce à la technologie qui a aboli les distances, l’Ecole continue: je retrouve sur Skype un ami, une amie, et nous nous facilitons mutuellement, nous nous aidons à grandir ensemble vers davantage d’amour et de clarté, nous partageons ce qui marche, ce qui ne marche pas, nous affinons notre pratique du Travail, nous nous soutenons mutuellement dans une pratique intègre.

Ce que je retiens de mes quinze années de pratique déviante, c’est justement l’importance de cette intégrité. Le mental-qui-sait ne demande qu’à détourner le Travail. Le mental-qui-sait trouve mille explications pour justifier d’en dévier, pour ne pas prendre le temps de se recueillir pour remplir une feuille de Travail, pour ne pas laisser les questions trouver leur chemin en soi, pour imaginer qu’il y a quelqu’un à guérir, à conseiller, à guider, ou encore pour voir dans le Travail un moyen d’attirer ce qu’on pense vouloir. Katie a probablement observé ce phénomène, et elle a eu la bonté et l’intelligence de mettre en place le programme de certification pour préserver l’intégrité du Travail, pour préserver ce joyau libérateur. Partout dans le monde, sous son impulsion, des associations ont vu le jour pour contribuer à offrir et à protéger ce joyau.

L’Association du Travail pour la Francophonie est l’une d’elle. C’est grâce à cette association que j’ai retrouvé le contact avec le Travail, et je ressens de la gratitude pour tous les bénévoles qui donnent de leur temps sans compter, pour toutes celles et ceux qui contribuent à sa vie, pour toutes celles et ceux qui en ont rédigé la Charte et qui œuvrent à son application. Je suis heureux d’y apporter un modeste soutien financier par mon adhésion, qui contribue à donner les moyens de maintenir la page Facebook, la diffusion de la lettre d’information, le soutien aux groupes de Travail, sans oublier la traduction simultanée offerte aux francophones pendant l’École et la mise en place du parcours de certification en Français.

Tout est mis en place pour ma liberté. Je n’ai qu’à suivre les consignes, en toute simplicité.

Chaque année, grâce au nombre croissant d’entre nous qui font l’Ecole, je suis soutenu par davantage d’amis pour me le rappeler quand je l’oublie, et pour cela aussi, je remercie.

Didier Havé